Among‑Us : l’architecture invisible qui redéfinit l’interbancarité et les paiements


Rédigé par Thomas Bahon
Si vous pensez que l’innovation dans le paiement se résume à pouvoir régler vos achats avec une montre connectée ou un QR code flashy, vous avez raison… mais à moitié. Car derrière cette vitrine d’ergonomie et de praticité, les rails techniques – ceux qui font vraiment fonctionner les paiements – n’ont que très peu changé.
Wallets, cartes dématérialisées, tokenisation… Toutes ces interfaces séduisantes reposent toujours sur les mêmes infrastructures historiques : Visa, Mastercard, CB, Bancontact et autres. Ce sont ces réseaux qui orchestrent l’autorisation, la sécurité, la compensation, la facturation des frais d’interchange, bref, tout ce qui fait que l’argent circule réellement.
La réalité ? C’est que l’innovation est encore trop souvent de façade. Et tant que les flux eux-mêmes ne changent pas de circuit, il est illusoire de parler de révolution.
Mais c’est précisément dans l’ombre de ces grands réseaux que s’organise aujourd’hui une nouvelle logique d’interopérabilité, plus discrète, plus tactique, mais autrement plus stratégique : celle qui s’intéresse aux « tuyaux » eux-mêmes.
Quand les banques tracent leur propre route
Depuis quelques années, certaines banques ont commencé à développer des logiques de traitement interne des paiements, sans passer par les réseaux classiques. C’est ce que l’on appelle communément le « On-Us » ou déliassage.
Le principe ? Lorsqu’une banque est à la fois émettrice de la carte du client et acquéreur du paiement chez le commerçant, elle peut traiter ce paiement dans son propre système d’information. Plus besoin de le faire sortir dans les circuits interbancaires.
Sauf que cette idée simple cache une vraie complexité technique : pendant des décennies, les systèmes d’émission (cartes) et d’acquisition (TPE, e-commerce) ont été développés de manière totalement séparée. Créer une « route interne », c’est donc casser des silos, créer un switch propriétaire, et surtout… savoir reconnaître les transactions pouvant être traitées localement.
Mais les avantages sont là : réduction des frais de réseau, traitement accéléré, autonomie accrue, et une reprise de contrôle sur les flux par les banques elles-mêmes. Un levier d’optimisation bien compris par les grandes banques françaises, notamment dans leurs canaux d’acceptation propriétaires et qui, chez les marchands à large volumétrie, a déjà fait la preuve de son intérêt au moment de régler les frais de transaction.
De l’On-Us à l’Among-Us : vers une interopérabilité d’écosystème
Le On-Us a ouvert une brèche, mais il reste limité : il ne fonctionne que dans un contexte domestique et centralisé.
Alors, comment aller plus loin ? Comment construire un modèle de traitement « interne » à l’échelle d’un groupe bancaire, disposant de plusieurs entités à l’international ? Ou mieux : entre plusieurs banques qui choisiraient de coopérer sans passer systématiquement par les « rails officiels »?
C’est ici qu’entre en scène un concept proposé ici sous un nom qui « élargit » le concept d’origine : le « Among-Us ».
Cette expression désigne une stratégie nouvelle : celle de construire des interconnexions maîtrisées entre entités internes ou partenaires, pour créer une couche de paiement parallèle, adaptée à des logiques d’optimisation ciblées.
Loin d’être un fantasme, cette approche trouve déjà un premier écho, à la fois si loin et si proche du paiement, à travers les initiatives concrètes Cash Services en France et CASH par Batopin en Belgique qui visent à mutualiser la gestion des DAB. Initiatives qui prouvent que l’optimisation des infrastructures « back-end » est déjà en marche.
Si les stratégies « Among-Us » dans le paiement ne visent pas déjà à remplacer les systèmes existants – elles veulent les contourner là où c’est possible, là où la volumétrie ou la configuration technique le justifient, notamment dans des contextes intragroupe ou bilatéraux.
Clearing, blockchain : la révolution tranquille du règlement
Une des briques les plus prometteuses de cette interopérabilité avancée, c’est le clearing automatisé via blockchain.
Car au fond, une fois qu’un paiement est autorisé, le vrai sujet commence : la compensation.
Chaque jour, les banques doivent se transférer le solde net des transactions effectuées. Ce clearing passe encore souvent par des chambres centralisées ou le réseau SWIFT, avec tous les coûts, délais et dépendances que cela suppose.
Dans un cadre Among-Us, il devient possible de réinventer cette étape : utiliser une blockchain privée ou permissionnée, entre filiales ou partenaires bancaires, pour :
- Réconcilier les transactions de manière distribuée ;
- Calculer les soldes nets automatiquement ;
- Déclencher le règlement en interne, ou via une monnaie de banque centrale demain.
La blockchain ici n’est pas une mode, mais un registre partagé, programmable, transparent et auditable. Elle permet un clearing organique, fluide, totalement intégré dans l’écosystème d’une banque ou d’un consortium.
Et surtout : elle bypasse les canaux coûteux pour gagner en autonomie là où c’est juridiquement et techniquement possible tout en offrant une rapidité d’exécution jamais vu auparavant.
ISO 20022 : le langage d’une interopérabilité intelligente
Toute cette stratégie de flux optimisés repose aussi sur un autre fondement technique : le langage utilisé pour faire circuler les données.
Aujourd’hui encore en France, et à la différence de la Belgique, c’est l’ISO 8583 qui règne au niveau de l’autorisation, la partie « visible » du paiement, un standard des années 80, compact, rigide, difficile à faire évoluer.
Mais demain, c’est l’ISO 20022 qui en sera le socle comme il l’est devenu au niveau du clearing. Plus qu’un format, c’est un langage sémantique riche, capable de transporter des données structurées (TVA, référence client, IBAN, statut juridique…), utiles pour :
- Automatiser la réconciliation comptable ;
- Alimenter les outils de lutte contre la fraude ;
- Ouvrir des ponts entre la banque, les ERP et les systèmes tiers ;
- Permettre une interopérabilité réelle entre systèmes bancaires, réseaux, API ou blockchains.
Sans ISO 20022, pas de compatibilité élégante. Avec lui, on passe d’un patchwork de connecteurs à un système bancaire fluide et lisible à grande échelle et où l’innovation en matière de paiement prend et prendra tout son sens. La Belgique l’a déjà fait en grande partie, la France doit le faire… ne serait-ce que pour donner du sens à la volonté du GIE CB de s’internationaliser et qui s’appuie justement sur les capacités offertes par nexo.
Un mouvement parallèle, pas un renversement
Il est crucial ici de poser une limite claire : les schémas historiques ne vont pas disparaître. Ni demain, ni après-demain. Et surtout, ils ne doivent pas disparaître puisqu’ils contribuent (ou devront contribuer pour ce qui concerne CB) à l’adoption de ce nouveau langage.
Visa, Mastercard, SWIFT, mais aussi CB, Bancontact ou d’autres schémas domestiques ou rails techniques sont des piliers de la stabilité, de la portabilité internationale, de la conformité et de la sécurité des paiements. Les banques y ont intérêt, et pour beaucoup, elles en sont même actionnaires.
Les logiques de type On-Us ou Among-Us ne sont pas des alternatives généralisables, mais des compléments tactiques, mobilisables là où le contexte, la volumétrie et l’infrastructure le permettent.
C’est un jeu d’optimisation : gagner des marges ici, fluidifier un traitement là, maîtriser les flux ailleurs.
Et c’est dans cette capacité à bâtir des réseaux secondaires, compatibles, intelligents, que réside la véritable marge d’innovation.
Le vrai levier d’innovation ? Reprendre la main sur l’infrastructure.
En résumé : ce n’est pas en repensant les interfaces qu’on transforme le paiement. C’est en reprenant la maîtrise des routes que prennent les flux, en réinjectant de l’intelligence dans le back-end, et en construisant, brique par brique, des architectures souveraines, scalables, interopérables.
C’est là que se jouent les vraies marges. C’est là que se décidera qui contrôle quoi. Et c’est là que les banques, si elles le veulent, ont encore les cartes en main.