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Euro numérique : Révolution monétaire ou mirage digital ?

8 avril 2025

Thomas Bahon

Rédigé par Thomas Bahon

Origine et contexte du projet

Une réponse à plusieurs évolutions

L’euro numérique (En anglais : Digital Euro) est une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) destinée au grand public et étudiée depuis 2020 par la BCE et les banques centrales nationales (France, Belgique, Luxembourg).

Il répond à plusieurs transformations en cours :

  • La baisse de l’usage des espèces, notamment dans les pays nordiques ou en Europe centrale, avec une volonté sous-jacente de proposer une alternative traçable aux paiements en liquide, souvent utilisés dans l’économie informelle.
  • L’émergence des cryptomonnaies et des stablecoins privés, comme l’ex-projet Libra/Diem de Meta, qui ont mis en lumière les possibilités comme les limites d’une telle initiative
  • Le développement de MNBC étrangères, comme le yuan numérique, qui exacerbent autant les craintes en matière de protection de la vie privée qu’elles suscitent de l’intérêt.
  • La nécessité de renforcer la souveraineté monétaire de l’Europe, face à notamment la domination des géants américains dans les infrastructures de paiement.

Des objectifs ambitieux

La BCE fixe plusieurs ambitions à ce projet :

  • Accessibilité universelle : permettre à tout citoyen d’utiliser un moyen de paiement public, même sans compte bancaire.
  • Gratuité des paiements pour les particuliers.
  • Stimulation de l’innovation : encourager de nouveaux services et acteurs autour d’une infrastructure paneuropéenne.
  • Respect de la vie privée et traçabilité : garantir un niveau de confidentialité tout en créant les conditions d’un suivi des échanges.
  • Renforcement de la souveraineté économique et monétaire de l’Europe.

Le cadre juridique et législatif

La Proposition de règlement COM(2023) 369 final prévoit :

  • L’émission par la BCE.
  • Le cours légal de l’euro numérique dans l’ensemble de la zone euro.
  • Une distribution via les banques, fintechs et PSP agréés.
  • Une utilisation gratuite pour les particuliers.
  • Une attention particulière à la vie privée, sans garantir l’anonymat total.

La Proposition COM(2023) 367 final vient ensuite réguler les services associés

Thumb Down

Un projet prématuré et à haut risque

Il est légitime de douter de la faisabilité et de la pertinence de l’euro numérique dans le contexte économique actuel.

L’accessibilité universelle, bien que louable, soulève des questions de mise en œuvre. Les publics non bancarisés sont-ils réellement les premiers concernés ? Les acteurs privés déjà positionnés sur ce segment, comme Nickel, pourraient s’inquiéter d’une concurrence déloyale, et les banques pourraient dénoncer une désintermédiation préjudiciable. Avant même son lancement, le projet pourrait être pris en étau entre les pressions réglementaires, les intérêts privés et les impératifs de marché.

La gratuité des paiements soulève également des questions économiques. Le cash n’est pas gratuit : son cycle de vie génère des coûts (fabrication, sécurisation, transport, traitement…). L’euro numérique aura lui aussi des coûts d’exploitation (infrastructure, cybersécurité, promotion…) qu’il faudra bien financer. Sans un modèle économique viable, le projet risque de devenir un gouffre financier ou de générer de nouvelles formes de monétisation pas forcément recommandable.

L’innovation, si elle repose sur la gratuité, pourrait être freinée. Il est à craindre qu’en l’absence de mécanismes incitatifs clairs, les entreprises peinent à s’investir. Pire, la logique du « si c’est gratuit, c’est vous le produit » pourrait ressurgir si le modèle s’oriente vers la collecte de données ou l’intrusion dans la vie privée.

Enfin, le volet traçabilité inquiète : sans suppression du cash, le risque est de concentrer le contrôle sur les flux des particuliers, sans réel impact sur la grande délinquance financière. Même si l’euro numérique ne vise pas les niveaux de surveillance du yuan numérique, la question du respect des libertés individuelles reste centrale.

Ajoutons à cela un contexte macroéconomique tendu : les marchés sont instables, les cryptos dévissent, l’or est en hausse. L’environnement est peu propice à l’introduction d’une nouvelle forme de monnaie, même adossée à l’euro traditionnel.

< 2 visions possibles >

Thumb Up

et

Un levier stratégique pour l’avenir de l’Europe

Reconnaître les défis ne doit pas occulter les perspectives que l’euro numérique ouvre pour l’avenir monétaire de l’Europe.

L’accessibilité universelle ne signifie pas que tous les citoyens adopteront immédiatement l’euro numérique, mais elle fixe une ambition claire : garantir à chacun l’accès à un moyen de paiement public, sans dépendre d’acteurs privés. Contrairement aux cartes bancaires, qui sont des instruments de paiement adossés à un compte, l’euro numérique serait à la fois monnaie et outil de paiement, ce qui en fait un levier d’inclusion.

La gratuité, ciblée uniquement sur les particuliers, pourrait permettre de rééquilibrer une chaîne de valeur aujourd’hui largement dominée par des géants américains. L’idée n’est pas de supprimer les coûts, mais de mieux les répartir. Par exemple, une infrastructure pan-européenne fondée sur l’euro numérique pourrait permettre des paiements SEPA Instant gratuits pour les citoyens, tout en réduisant les commissions pour les marchands.

L’innovation, au lieu d’être étouffée, pourrait être catalysée par une infrastructure publique ouverte. Des usages « premium » ou des services à valeur ajoutée pourraient émerger, tout en assurant un socle de base gratuit et interopérable. Le succès du système iDEAL* aux Pays-Bas montre qu’il est possible de remodeler durablement un écosystème de paiement.

Enfin, la souveraineté monétaire est un enjeu stratégique. Renoncer à l’euro numérique, c’est laisser le champ libre à des acteurs privés ou étrangers pour définir les standards de demain. L’Europe ne peut se permettre de rester spectatrice d’un mouvement aussi structurant que la numérisation de la monnaie.

*iDEAL est le moyen de paiement utilisé dans + de 70% des transactions en ligne et représente une singularité au niveau européen (voir NL dans Chart 11).

Conclusion : une ambition à cadrer, mais à saisir

L’euro numérique cristallise deux visions : celle d’un projet risqué, mal calibré et potentiellement contre-productif ; et celle d’un levier stratégique pour moderniser, sécuriser et rééquilibrer le paysage monétaire européen.

Si les défis sont réels — techniques, politiques, économiques —, ils ne sauraient justifier l’immobilisme. À condition d’un pilotage rigoureux, d’une gouvernance transparente et d’un respect strict des libertés individuelles, l’euro numérique peut incarner une réponse européenne ambitieuse à la révolution monétaire en cours.

Il ne s’agit pas de le lancer à tout prix, mais de ne pas rater l’occasion de définir, collectivement, ce que devrait être une monnaie numérique éthique, inclusive et souveraine.

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